Pendant deux décennies, nous avons laissé les géants du numérique dérouler une partition grâce à laquelle ils nous ont apporté des services qui constituent à bien des égards des prouesses techniques et des sources d’innovations sociales majeures. Mais un passage de relais s’impose désormais. Ces structures ne sont plus capables d’innover pour le bien commun.
Au contraire, leur facteur de nuisance pour nos démocraties, notre culture, notre bien-être est totalement démesuré : fausses informations, ingérences étrangères, contenus haineux, capture de l’attention… Nous devons absolument destituer ces technologies du monopole qu’elles se sont octroyé sur nos propres conversations.
Pour cela, il nous faut sortir du face-à-face entre ces mégafirmes et les Etats qui veulent les policer. Ne cherchons pas à substituer un pouvoir administratif à un pouvoir économique. La solution viendra de l’ouverture et de la décentralisation, qui sont au cœur de la liberté de penser et de communiquer.
Le verrou des grandes firmes C’est pourquoi nous devons renouer avec une exigence bien connue : le pluralisme.
Pluralisme dans les algorithmes d’abord, en permettant aux utilisateurs de paramétrer leurs systèmes de recommandation et de modération, et ainsi de trouver davantage de diversité dans les contenus qui leur sont proposés tout en se prémunissant des contenus nocifs.
Pluralisme des algorithmes ensuite, en permettant à des acteurs tiers de proposer des fonctionnalités complémentaires sur les réseaux sociaux, qui deviendraient ainsi un champ d’innovations à investir, au bénéfice des utilisateurs.
Nombreuses sont les initiatives pour offrir d’autres voies algorithmiques. Mais elles butent sur le verrou des grandes firmes. Permettre le choix implique de construire l’ouverture. Paradoxalement, pour avoir un marché ouvert et libre, nous avons besoin d’une impulsion : celle de la régulation techno-économique. Non seulement nous devons le faire, mais nous pouvons et nous savons le faire.
Ce que nous avons fait hier pour les opérateurs télécoms, nous devons le faire pour les réseaux sociaux et les intelligences artificielles (IA) génératives : nous devons leur imposer des règles d’interopérabilité verticales et horizontales, des mesures tarifaires à l’interconnexion, des règles de non-discrimination, des seuils environnementaux, des obligations d’ouverture et de partage d’informations, des exigences de design éthique et ergonomique, etc. C’est à cette condition que nous pourrons concilier innovation technologique, bien-être et démocratie.
Si les algorithmes trient et ordonnent les contenus, ils sont aussi en train de les créer avec l’IA générative. Penser une nouvelle régulation, c’est aussi veiller à une relation équilibrée entre fournisseurs de contenus et d’applications, d’une part, et fournisseurs de systèmes d’IA générative, d’autre part.
Se faire dévaliser Anticipons un cadre dans lequel il sera possible de procéder aux analyses économiques pertinentes, de déterminer les conditions d’accès proportionnées aux données ou encore d’établir une valorisation juste des contributions à la création de valeur. Nous pensons aux artistes, aux créateurs, aux entreprises, à toutes les initiatives économiques qui risquent de se faire dévaliser, comme c’est déjà le cas aujourd’hui.
La nouvelle mandature européenne tout comme le nouveau gouvernement français offrent une occasion de penser ce cadre dans le prolongement des premiers jalons déjà posés. Le Parlement européen y a d’ailleurs invité la Commission européenne dans sa résolution du 12 décembre 2023 (point 9). Ce changement est ambitieux mais il est à notre portée, et les acteurs mobilisés en ce sens au sein de la société civile sont nombreux, en France, en Europe et outre-Atlantique.
L’ouverture des réseaux sociaux s’insère dans l’histoire plus large des combats menés depuis deux décennies pour l’ouverture d’Internet et la défense des droits culturels. L’ouverture des réseaux sociaux n’est pas seulement un choix technique ou économique, c’est un impératif démocratique. C’est pourquoi nous appelons au rassemblement du monde scientifique, des forces économiques, de la société civile, des autorités publiques, pour bâtir ensemble l’architecture de nos conversations, de notre accès à l’information, à la culture, et finalement de nos démocraties…
C’est dommage que cette tribune n’en profite pas pour parler d’initiatives allant dans le bon sens.
Que faire en attendant un hypothétique dégroupage des réseaux sociaux ?
Le Conseil National du Numerique (CNNum) défend l’idée que la recommandation algorithmique (aujourd’hui dictée par les plateformes elles-mêmes) soit ouverte à d’autres acteurs, dans l’espoir que la concurrence tire la qualité vers le haut.
Problème : Maria Luisa Stasi observe « il est également possible que les nouveaux fournisseurs de services de recommandation de contenus se contentent de reproduire le même modèle économique des grandes plateformes de réseaux sociaux, au lieu de promouvoir des modèles diversifiés, innovants et plus respectueux des droits humains. »
Selon elle, 3 facteurs pourraient « fortement minimiser ce risque » :
- Fixer des règles du jeu claires pour tous les acteurs, ce qui découragerait les modèles extractifs et encouragerait la diversité.
- Faciliter et soutenir les initiatives émanant de la société civile, du monde universitaire ou d’autres acteurs à but non lucratif.
- Soutenir l’adoption de systèmes de recommandation de contenus alternatifs et orientés vers l’intérêt public.
Ne faudrait-il pas commencer par là ? Sans attendre une hypothétique obligation d’ouverture à l’interopérabilité qui mettra des années à se concrétiser…
En l’état actuel des choses :
- Les règles du jeu permettent à des services délétères de prospérer sur la captation d’attention et de données.
- Le soutien aux initiatives de la société civile ou du monde universitaire est quasi-nul dans un environnement où tous les efforts sont concentrés sur le modèle “startup”, les objectifs de rentabilité et de croissance rapide.
- On ne peut pas parler de soutien à l’adoption d’alternatives alors que nos politiques et nos institutions s’ingénient à communiquer en priorité via les grandes plateformes incriminées, légitimant ainsi leur position dominante.
Alors, on commence par où ?
Merci pour le partage.